L’AIR DE RIEN

SIX VIDÉOS DE SIMON QUÉHEILLARD

« Ce que j’ai sous les yeux » – cette expression rassemble une série de trois films de Simon Quéheillard qui cherchent, à travers des phénomènes liquides où l’eau agit comme révélateur de formes plastiques, à créer les conditions pour qu’une image puisse ne pas se fixer, ne pas se figer. Alors l’instant de la saisie auquel la photographie tient entière, comme pratique, est suspendu. « Ce que j’ai sous les yeux », c’est également la traduction de la technique ici utilisée, sa qualification et son prolongement : vidéo, je vois… Je vois ce que j’ai sous les yeux. Le médium n’a pu lui-même qu’ajouter une force latente, l’inquiétude, dont la vidéo, une fois l’accent mis sur la dimension de passivité à laquelle ouvre toute forme d’accueil. Ce qui importe, selon moins « je vois » que « ce que j’ai sous les yeux ». Et, pour tout dire, l’accent doit porter intégralement sur « ce que ». Car la vidéo sort le médium de l’introspection, à mi-chemin entre un regard et une image qui, pour induire une fabrique qu’elle puisse être, n’en reste pas moins une trace déposée dans la montée une fois, fugitive, éphémère. Ironie, dont la caméra peut retenir l’apparition et la disparition. Ce que j’ai sous les yeux, c’est le mouvement de vie et de mort de l’image en quelque sorte, dont la perception est rendue paradoxale par la mise en œuvre d’un dispositif photographique, paradoxal en ceci qu’il semble opérer sans viser et rien ni fixer l’image qui s’en réjouit.

Les deux premiers volets de cette série («Ce que j’ai sous les yeux» et «Flaques-méthodes d’observation») obéissent à un seul mouvement élémentaire, répété plusieurs fois, et réunis dans un montage qui se donne comme une sorte d’itinéraire à travers des images qui ont la charge de présentifier des lieux occultés par le cadrage. Un poteau-titre, qui indique une adresse dans une rue paisiblement verte sur un plan séquence. Le poteau donne à voir un morceau de bitume, surface bientôt photosensible, et l’étonnement qu’il s’y révèle éventuellement lequel amorce une composition à venir : une poubelle, un tronc d’arbre, un mur; un poteau en métal, etc. Après un bref instant, une silhouette arrive dans le champ. Une bouteille à la main, Simon Quéheillard verse du goudron sur une surface vide qui, se stabilisant, fait apparaître en miroir les formes qui lui font face : les toits d’un bâtiment, les branches d’un arbre, des nuages, la cime d’une église et qui se prolonge étrangement le long d’une trace blanche. La flaque devient elle-même l’icône de ce qu’elle crée, une voie dans les deux sens, sa forme : visible et voyante à la fois, elle est le sujet qui dit « vidéo » – image vient nous voir en quelque sorte. Simon Quéheillard dispose sur les trottoirs des traces détrouées qui font entrer dans l’image ce qu’elle laisse hors champ, des vestiges au sens littéral, des empreintes qui évoquent plus un état déjà du monde qui par elles nous livre des indices de sa présence.

(En bas, en petits caractères : Ce que j’ai sous les yeux (2003, 6'40), Quelques méthodes d’observation (2004, 1'10 et) et À bras le corps (2010, 3').)

Rodolphe Olcèse
L’air de rien
Les cahiers d’À bras le corps #2
Juin 2015