Compte-rendu de résidence réalisée dans le cadre du programme du Plan Éducatif Départemental de la Seine Saint Denis, adressé à Dominique Bourzeix.
Cher Dominique1
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ma résidence2
au sein du collège Politzer, à Bagnolet, arrive à présent à son terme. Je souhaitais donc aujourd’hui vous écrire à mon tour pour prolonger cet échange, vous faire part de mon expérience et de quelques réflexions. L’atelier s’est déroulé tout au long de l’année, marqué par deux phases de travail bien distinctes. La première (consacrée au remake) fut pour moi une phase de présentation, sorte de mise en jambe. Mais le moment déterminant eut lieu à mon retour de Pologne, où l’atelier prit un tournant décisif, coïncidant par là même, comme une forme d’engagement réciproque, avec une grande implication des élèves. Planifier une série d’exercices relève, comme dans le cinéma, de l’écriture d’un scénario. Et l’on sait bien souvent ce qu’il en advient : le film que l’on obtient ne lui ressemble pas.
La toute première séance eut lieu le mardi 2 octobre. J’avais en tête, ce jour-la, d’introduire l’atelier par le mot « expériences ». Manière pour moi de fixer un programme, et d’opérer en bordure du mot « art », source aujourd’hui d’un trop grand nombre de confusions (l’art synonyme de produit de luxe, d’une chose inaccessible, de réussite sociale). Pour démarrer cette séance consacrée au remake, il m’arrivait par exemple de m’appuyer sur l’œuvre choisie en faisant circuler une photo dans les rangs de la classe. Mais, dans un premier temps, il n’était jamais fait mention de l’artiste en personne, comme d’un être à part entière, mais seulement, voyez-vous, d’un « type » ou d’un « copain », sans plus de précision. De mes premiers pas jusqu’à ce jour, j’avais toujours eu en tête cette phrase de Dubuffet : « Les meilleurs moments de l’art sont lorsqu’il a oublié comment il s’appelle ». « Mais qu’est-ce qu’une expérience ? » leur ai-je demandé. Réponses : « Pour savoir ce que c’est ». « Pour savoir si c’est vrai ou faux. » « On mélange les produits pour voir les couleurs. » Et telle fut ma réponse : « vous entendez, maintenant, que dans savoir il y a voir ». C’était un premier pas vers l’éducation à l’image et une approche sensorielle de la connaissance. C’est à cette séance que j’ai pensé, lorsqu’il nous fallut quelques mois plus tard trouver un titre au film que nous avons réalisé cette année. Le film s’intitule : Ça voir 5è7. Tout d’abord, faire les choses pour ça voir, 5è7 étant le nom donné à ce ça voir élaboré tout au long de l’année (comme nous dirions, par exemple, Opération Espadon).
Nous avons élu notre terrain de jeux sur les terrasses aux pieds des tours mercuriales, à Bagnolet, à dix minutes à pied du collège. Les différents éléments mis en jeu lors de cet atelier étant l’architecture et les infrastructures urbaines, le vent, ainsi qu’une collection d’objets hétéroclites tels que des cartons d’emballage, des bouteilles en plastique vides et rebuts en tous genres. Un des principes de l’atelier nous rappelle à cette scène quasi-mythique de la modernité dans une ville, où des enfants jouent à partir d’objets délaissés sur un terrain vague. C’est une scène récurrente dans les films des années soixante. À chaque séance, était présenté aux élèves ce même grand sac rempli d’objets délaissés, tel un coffre à jouet ou une boîte à outils (ici le jeu comme forme primordiale de la pédagogie). Ces objets dont plus personne ne veut, personne ne les vend, personne ne les achète. Libérés de leur dimension utilitaire comme de leur fonction, ils déploient un espace de vacuité au travers de cette existence gratuite et sans but. Cette vacuité demeure pour moi un des espaces privilégié de l’observation. Objets échoués, emballages perdus dans les décombres, morceaux de choses jetés au rebus, déchets à l’abandon. Le délaissé (c’est ce qui reste toujours malgré tout) reste libre (temporairement) de toutes conventions. Ce dont on n’attend plus rien peut être réinvestit émotionnellement. Le jeu déploie alors ses propres règles. Il y a là un des principes de base du burlesque, où cette liberté à l’égard des objets (et de leur fonction) prend source dans un geste préalable de destruction. Une chose devient autre en la détruisant. Ce qui signifie une dévalorisation. Petits chiffonniers en herbes, ces objets leurs sont d’abord apparus avec réticence. Mais j’observais assez vite leur désinhibition, ainsi qu’un certain désir, notamment pour les sacs plastiques et l’enivrement qu’ils procurent circulant dans les courants d’air.
Avant chaque séance pratique, un temps fut consacré à l’énonciation d’une règle ou d’un protocole servant de base au déroulement de l’exercice ou du jeu. Au cours d’une séance, j’ai un jour confessé aux élèves mon manque total d’imagination, la mise en place de cet atelier résultant tout d’abord de l’observation d’un déjà là, comme les éléments d’architecture aux alentours du collège ou cette collection de résidus récoltés dans la rue. Je n’ignore pas cependant l’aspect doucement provocateur que peut contenir ce type d’affirmation. Cézanne parlant lui-même de cette « haine de l’imaginatif » à propos du travail du peintre et plus particulièrement de ses tableaux. Sachant que j’étais « artiste », et qu’ils étaient impliqués dans un « projet artistique », les élèves ont ainsi manifesté leur étonnement. « D’abord voir les choses pour les imaginer après », leur ai-je répondu. Questionner l’imagination en dehors de tous fantasmes nécessite ce travail préalable du regard. Sans quoi l’imagination ne porte qu’à reconduire toutes représentations pré-établies, comme des plats préparés. « Les faux peintres, dit Cézanne, [ont] un espèce de type fixe, embrumé, qu’ils se passent, [il] flotte toujours entre leurs yeux. » Et pour voir les choses, nous avons fait un film.
À partir du principe de l’atelier, s’opèrent des débordements. Partant de cela, il me fallut apprendre. Que faire de ce foisonnement ? La pédagogie, telle que je l’ai abordée, consiste à accompagner les élèves, seul ou collectivement, dans ce travail d’élaboration que l’on ne connaît pas par avance. Cela consiste à enseigner des choses que l’on ne sait pas. On est soi-même mis en jeu dans sa capacité à répondre, à voir, ou à entendre. Ce que l’on pense collectivement en présence des élèves est ainsi l’occasion de faire exister ce que l’on ne pourrait pas faire seul ou sans eux. Et pour les élèves comme pour le pédagogue, cette découverte se doit d’être réciproque. Ainsi le pédagogue se retrouve en permanence contredit dans ses intentions, interrogeant ce décalage, accompagnant cette singularité qui prend forme, qu’aucun modèle ne saurait anticiper. Le sens de l’atelier ne lui pré-éxiste pas, il s’invente.
Ces élèves de la classe de SEGPA3 sont marqués par la présence de grandes difficultés scolaires et, dans neuf cas sur dix, cette difficulté est ancrée au travers de problèmes familiaux. J’ai constaté chez ces élèves certaines difficultés sur le plan de l’expression verbale. Or, le sens de cet atelier, me semble-t-il, les élèves l’ont perçu, si j’en juge par l’enthousiasme et leur implication lors de la séance de restitution, le 18 juin, au collège. Mais il reste difficile pour nous d’obtenir de leur part des explications « grammaticales ». Ce qui d’ordinaire détermine notre évaluation.
Nous avons axé une bonne partie de l’année autour de la question du burlesque (Charles Chaplin, Buster Keaton, Roman Signer, Erwin Wurm). Je voudrais souligner à cet égard l’importance qu’ont eu à mes yeux les éclats de rire, au cours des différentes séances. Une avalanche de rires durant la projection du film d’Erwin Wurm, L’homme qui portait un bol sur sa tête pendant deux ans (prenant ainsi à contre-pied l’avalanche de commentaires, durant le film, du conférencier du centre Georges Pompidou). Le verbe to gag en anglais dit par onomatopée le bruit d’étranglement de la parole. « Ça suffoque comme ça suffoque de rire. Autrement dit il s’agit d’une des rares expériences hors du langage, plus exactement l’expérience de la bordure du langage. Le gag n’est jamais du langage parce que c’est toujours un geste »4 (Fabien Vallos). C’est probablement suffisant pour dire que le gag relève de ce qui peut être montré et non pas de ce qui peut être dit. Raison pour laquelle il trouva son heure de gloire dans les films muets. Cette question est ainsi réapparue au tout début de notre film, lorsqu’un élève, s’exerçant au remake d’une scène de Chaplin, se mit à crier pour conclure la scène. Seulement voilà, lui fit remarquer un camarade, « Charlie Chaplin, il parle pas ».
« Pourquoi ? » demandent-t-on souvent. Cette question se dissout dans un gag et l’éclat de rire qui s’en suit.
Durant la journée de restitution, les élèves ont pu découvrir ce moment propre au rituel de la séance, concernant leur film, et l’importance de ce rituel dans la transmission, où le rire, dans la salle, évoluant par contagion, trouve une forme, un poids, une structure. Un élève m’a cependant fait part de son découragement, certains élèves de troisième manifestant quelques réticences à la vue du film. Mais « c’est souvent comme ça dans la vie d’un artiste » lui ai-je répondu. Cette “déception” m’est en fait apparue comme absolument positive. Elle manifestait là le signe d’un désir, une forme de connivence et d’attachement pour le travail accompli. J’entendais cela comme le surpassement de la honte et une volonté de prise de risque, que porte en définitive le réel enjeu de cet atelier. En ce sens-la, l’éducation à l’image porte pour chacun d’eux la possibilité de se voir autrement. Une autre image de soi, laquelle se doit de n’être jamais définitive.
C’est à travers la réalisation de mon film Le travail du piéton5 que me sont apparues pour la première fois certaines des questions qui suivent. Ainsi, l’atelier s’est progressivement présenté à moi par l’entremise de la dialectique de l’ordre et du désordre. C’est-à-dire de la relation que l’ordre ne cesse jamais d’entretenir avec le désordre inhérent qui l’accompagne (appelé par ailleurs entropie). Foisonnements, débordements dans l’adolescence, ou encore, dirions-nous, par le prisme de la dispersion. De la dispersion comme méthode. Ce questionnement appelle inévitablement une relation au cadre : le cadre scolaire cède la place au cadre de la mise en scène. La caméra est l’instrument du pédagogue. Dans la relation qui unit le pédagogue au metteur en scène, c’est en posant un cadre que j’ai appris à connaître les élèves. Le déroulement de l’atelier, dans sa mise en scène, obéit à des règles similaires à la réalisation d’autres films, tels que je les pratique par ailleurs. Cadrer tout d’abord par l’énonciation de consignes pour la journée. Cadrer en retour par une remémoration de l’expérience. Mais pendant l’atelier lui-même, son déroulement doit être marqué par un retrait du pédagogue au profit du seul cadre de la caméra. Alors, les choses surviennent d’elles-mêmes. Le pédagogue se doit d’accepter de lui-même la non-maîtrise dans le déroulement de la séance, comprendre à son tour la relativité de cette chose à soi. Dans l’optique de la caméra, le désordre inhérent à cette confrontation des élèves à de multiples facteurs extérieurs à l’espace clos de l’école, devient dramaturgie. L’éducation à l’image relève principalement de cette dramaturgie que porte en lui le film. Cette dramaturgie est une mise en question. Elle permet de nous voir autrement que l’image ou la représentation que l’on se fait de nous-même. Sans que jamais cette image n’apparaisse comme définitive. C’est un exercice de non-fixation. La fixation dans une identité relevant toujours d’une injonction comme d’un ordre. Sous la plume du philosophe Alexandre Jolien apparaît cette phrase étrange, traduite du sanskrit, initialement attribuée au Bouddha, dans un livre intitulé le Soûtra du diamant : « Le Bouddha n’est pas le Bouddha, c’est pourquoi je l’appelle le Bouddha ». Appliquons la formule à ce qui maintenant nous concerne : « Les adolescents ne sont pas les adolescents, c’est pourquoi je les appelle les adolescents ». Nommer a trait à la représentation. Cette formule est l’expression d’un doute, non pas d’une certitude, sur ce que sont les élèves, pour nous comme pour eux-mêmes. À partir de cela, seulement, nommer devient possible. C’est pour nous la possibilité de nommer sans pour autant nous fixer dans cette représentation. Le rôle de l’éducation à l’image résidant principalement selon moi dans cet exercice de non-fixation.
Simon Quéheillard, 1er juillet 2013.
- Dominique Bourzeix, responsable du PED (Plan Éducatif Départemental) pour le département de la Seine Saint-Denis.
- Résidence encadrée par L’espace Khiasma, aux Lilas, 2013.
- SEGPA : Section d’enseignement général et professionnel adapté.
- Fabien Vallos, Le poétique est pervers, Ed.MIX, 2006.
- Le travail du piéton (réalisation Simon Quéheillard, 2009–2017) est un film dans lequel « des objets délaissés, surgissent de la bouche d’un escalator, perturbent son roulis mécanique, et font de cette machine emblématique de l’ordre urbain un instrument poétique où formes et sons s’assemblent en de multiples combinaisons éphémères ».
Un film de Simon Quéheillard (14 min, 2013)
Film réalisé dans le cadre du programme du Plan Éducatif Départemental de la Seine Saint Denis.
Avec les élèves de la classe 5e7 du Collège Politzer à Bagnolet : Grégoire, Bano, Brian, Vasile, Réda, Brice, Erduan, Brahim, Sofiane, Noor, Aymane, Élodie, Demba, Saïd, Cosmin, Ronald
Avec la participation de : Raphaël Nesman, Sarah Mallégol, Amandine Salcédo
Réalisation : Simon Quéheillard
Caméra : Clément Postec, Simon Quéheillard
Montage : Pauline Deniel, Aloyse Leledy
Production : Khiasma