Simon Quéheillard
79 avenue du président Wilson
93 100 Montreuil
06 37 54 22 36
queheillard@gmail.com

Objet : propositions de workshops et notes de réflexions pédagogiques

Madame, Monsieur,

Cette lettre reprend différentes pistes élaborées dans mon travail d’artiste, en guise de proposition pour un workshop dans votre école, accompagnées d’une suite de réflexions pédagogiques que je souhaite poursuivre dans l’enseignement.

Mon travail d’artiste dans le champ de l’art contemporain s’est articulé autour de différentes pratiques, vidéo, photographie, objets, écriture. La réalisation de films et la publication de livres y occupent une place particulière.

Au fil des années, j’ai forgé dans mon travail une série de notions, se recoupant, prenant appui sur l’expérience empirique de mes travaux. À travers elles, je souhaite transmettre une méthode de pensée, et de cette manière, irriguer mon enseignement. Chaque notion peut ainsi être perçue comme principe de base à l’élaboration d’un atelier en présence des étudiants.

Il s’agit d’une part de mon rapport à l’image en tant que phénomène d’apparition, c’est-à-dire la question du suspens, de l’image latente, et d’autre part de ma rencontre avec le cinéma burlesque (slapstick). S’ensuit un positionnement plus vaste en rapport à l’art vidéo et à l’image en mouvement, sur sa place en école d’art.

Dans cette approche du médium vidéo, l’intrigue se fait devant l’existence même de l’outil. Le cœur du travail d’artiste est ainsi défini par : Les machines qui font voir. Voir les machines à montrer.

Cette approche transversale permet d’agréger un très large spectre de disciplines. La question centrale étant pour moi : les condition d’émergence de l’image en rapport à différentes situations sensibles.

Au cœur de cette lettre se trouve un chapitre intitulé Glossaire de notions et propositions de workshops. Il articule pratique et théorie, et demeure en cela un outil essentiel dans mon approche de la pédagogie. Ce glossaire contient entre autres la notion d’Auto-mouvement, importante à mes yeux. Elle désigne tout mouvement auto-générateur : un courant d’air, des volutes de fumée, un tourbillon dans un caniveau. Elle recoupe la philosophie du non-agir de la pensée taoïste, ainsi que l’expression la main de la nature employée par William Henry fox Talbot (comptant parmi l’un des inventeurs de la photographie) dans son livre Le crayon de la nature. La notion de plaque sensible, aussi en rapport avec la pensée photographique, désigne le phénomène d’apparition, et le processus d’extériorisation de toute démarche artistique. La notion d’Image latente désigne l’état d’une image avant qu’elle n’apparaisse, et donc les conditions nécessaires à son apparition. La notion de Suspens, quant à elle, est ce qui vient désigner le retard d’une apparition. Elle est une manière d’appréhender le temps, la durée, de la prolonger, l’étendre. En prolongement de ces notions, je souhaiterai aborder la problématique Art et langage qui tente de nouer langage et perception. Écrire permet-il de mieux voir ?

« Qu’est-ce qui enseigne ? »

L’enseignement tel que je souhaite aujourd’hui l’aborder consiste à accompagner les étudiants, seul ou collectivement, dans un travail d’élaboration que l’on ne connaît pas par avance. L’enseignant est ainsi lui-même mis en jeu dans sa capacité à voir, à répondre, à entendre.

J’ai souvent défini pour moi-même l’enseignement comme une fonction diffuse, flottante : cette capacité à voir, à entendre, dans laquelle ce qui est dit, ou toute autre parole en jeu, vaut pour enseignement. « Qu’est-ce qui enseigne ? » demeure en cela pour moi une question fondamentale.

J’ai entre autres mené différents workshops dans les écoles des Beaux-arts de : Tarbes (Juliette Valéry), Angers (Laurent Millet), Bourges (Alejandra Riera), Bordeaux (Nora Martirosyan), Poitiers (Chloé Dugit-gros), Université Paris-VIII (Ismaïl Bahri), École d’architecture Paris Val-de-Seine (Emmanuelle Bouyer), Université d’Evry (Monique Peyriere).

Image-langage

À titre d’exemple, voici l’intitulé d’un cours qui m’avait été commandé par L’Université paris VIII dans la section Cinéma-Scénario. Au delà de la section qui m’avait été proposée, j’avais en tête de travailler plus précisément le rapport image-langage, et du fait qu’une image enregistrée (vidéo, photographie), ou une chose vue de ses yeux, en d’autre terme, la perception, puisse précéder le langage, la chose nommée. L’image comme déclencheur, à partir de laquelle le langage, quelle qu’en soit sa forme, doit nous permettre de construire le regard. Cet atelier a pour titre : Une image pour dénouement.

Voici l’intitulé : « La question du scénario sera prise à rebours. Un plan sera d’abord filmé, à partir duquel il s’agira d’écrire un texte ou de concevoir un scénario parlé. Il pourra aussi être question d’apprendre à parler en filmant. De l’image au langage, de multiples combinaisons et dispositifs seront envisagés et expérimentés. Décrire, raconter, faire des listes, mais toujours à partir d’images que vous serez libres d’interpréter. D’abord voir les choses pour les imaginer après. Un déjà là qui doit nous permettre d’échapper à toute forme préconçue. »

Présentation du corpus d’œuvres

Partant chaque fois d’un principe physique et de ses variations, mes recherches se sont déroulées à travers des « films à protocoles », d’une part comme instrument d’observation, proche d’une expérience scientifique, et d’autre part dans un rapport à la performance et au cinéma burlesque.

La plupart de mes films se présentent comme des « films de rue ». Dans la ville, il s’agit chaque fois pour moi de partir de l’observation d’un principe physique déjà là, et de sa capacité à générer des accidents.

Je pense d’abord une procédure, ce qui n’est pas une image. Mais l’image est ce qui découle de ce cheminement. Si la procédure est au cœur du travail, elle doit être contenue et visible dans l’objet. Que l’objet contienne le récit de sa fabrication.

Partir des mouvements, du vent, de la foule, des flaques d’eau, des infrastructures techniques (machines à composter et camions semi-remorques). Un détail insignifiant ou un lieu précis me permettent chaque fois de développer une dramaturgie.

Ici, l’artiste est un « opérateur de catastrophes ». Il déclenche des mécanismes sur lesquels il n’a plus de prise. Un ensemble d’accidents, un savoir-faire de la non-maîtrise.

Glossaire et propositions de workshops

ma plaque sensible. Un autre atelier a eu lieu avec les étudiants de 4e année de L’ENSA Paris Val de Seine, en collaboration avec l’atelier Territoire(s) sensible(s), dirigé par Emmanuelle Bouyer et Dominique Cornaert, dans le cadre de mon exposition à L’espace Khiasma intitulée ma plaque sensible. Cet atelier avait pour consigne : « Fabrique-toi une plaque sensible ». La notion de plaque sensible était entendue dans son rapport au processus photographique comme « une surface où nous voyons apparaître les images à travers lesquelles se forgent nos représentations du monde ». Question des images : d’elles-mêmes nous les voyons apparaître bien avant de pouvoir les dire. Ou question du livre comme « le miroir où je découvre ma propre pensée » (Wittgenstein). « Fabriquez les questions dont vous avez besoin. » : il s’agissait donc pour les étudiants de fabriquer leurs propres outils d’observation. A cela, se sont succédées diverses propositions : un entonnoir, le tableau mécanique d’affichage dans une gare, le geste d’un joueur de tennis, une fiche de paye, une série de boîtes aux lettres, etc. A chaque fois, les objets devaient se présenter comme le support d’un récit. Selon cette procédure de travail, sont ainsi décrites oralement, et de manière collective, une série d’expériences, de situations ou d’objets, dans la nécessité de construire soi-même un outil de représentation. Construire son engin, travail d’ingénieur.

Auto-mouvement. Cet atelier désigne de manière privilégiée le médium vidéo, mais peut s’étendre à différents types de médiums. Il s’agit de mettre en scène un mouvement auto-générateur : un courant d’air, volutes de fumée, un tourbillon dans un caniveau. Cette expression, à travers laquelle « les choses se font d’elles-mêmes », qualifie le principe d’apparition dans l’ensemble de mes vidéos. Il s’agit, à partir d’une situation d’artifice fabriquée par l’artiste, d’engendrer des situations d’observation qui favorisent par la suite le retrait, avec peu ou pas d’intervention de notre part. Ce qui est magique, c’est de dire « ça se fait ». Ce qui vous donne l’impression d’une chose qui se déploie sans effort. Il peut par ailleurs concerner différents éléments de la nature et tous types de médiums, comme l’eau (« Être fleuve », sculpture de Giuseppe Penone) ; la lumière (« Le crayon de la nature », photographies de William Henry fox Talbot) ; le vent (« Dix ciels », film de James Benning).

Image latente. Cet atelier questionne le processus d’apparition des images, prenant appui sur la procédure et le langage de la photographie argentique. L’image latente est une image invisible enregistrée sur l’émulsion photographique après l’exposition mais avant le développement. Et par extension, nous dirons : l’état d’une image avant qu’elle n’apparaisse. Cela fut l’objet de mon premier livre, L’image dans le papier, dont le titre formule précisément la description (le livre prenant essentiellement appui sur une description empirique de mes travaux). Qu’est-ce que serait une image à venir ? Une image possible. Quel qu’en soit le médium, cet atelier s’attache à produire une expérience dans laquelle l’image contienne le récit de sa fabrication, la trace de sa procédure. De l’image latente à l’image révélée se construit une matrice de la perception. C’est l’univers physique tout entier qui peut être perçu comme un stock inépuisable et affolant d’images latentes. Chambre noire, image latente, révélateur, fixateur, obturateur, bain d’arrêt, couple négatif-positif, faire monter l’image : tous ces termes se rassemblent à présent comme une collection d’ouvres-esprit (mind-openers), selon l’expression de Robert Filliou.

Suspens. Cet atelier aborde ici la question de la durée, du temps, qu’il s’agisse d’objets temporels concrets (vidéo, son), ou d’objets temporels possibles (texte, peinture). Le Suspens (ou suspense) est ce qui vient désigner le retard d’une apparition. Questionner ici le temps d’observation : qu’est-ce qu’un début et quand décider de la fin ? Une manière d’appréhender la durée, de la prolonger, l’étendre. Prenant appui sur mes différentes œuvres (étendues aussi à l’ensemble du champ de l’art), j’en ai dressé temporairement trois types de catégories. Le suspens numéro 1 est un suspens de type classique, que j’appelle catastrophique (« ce qui prend fin »). C’est ce qui conduit l’apparition à un terme. C’est ce qui surgit et prend fin. Le suspens numéro 2 est un suspens de type cyclique. Un mouvement sans cesse renouvelé. Ça n’en finit pas de surgir. Le hasard qu’un évènement fugitif se reproduise dont on ne sait pas trop s’il ressurgira, ni quand. C’est un suspens de l’intervalle, entre deux prises. Chaque seconde peut ainsi être considérée comme l’accomplissement et la relance d’un micro-dénouement. Suspens dit de l’instant présent. Le suspens numéro 3 est un suspens de type extensif. Un suspens sans dénouement. C’est ce qui n’a pas lieu. De part son ouverture béante, il est ce qui repousse toujours un peu loin l’instant de la prise. En cela proche d’un extrême ralenti. Indéfiniment, sans fin. L’atelier vise à produire différents types d’objets entrant dans l’une ou plusieurs des ces trois catégories.

Arts et Techniques de la représentation. L’intitulé peut être un bon point d’appui. Il s’agit à partir de cet énoncé d’aborder l’art et la représentation en questionnant l’outil. Il ne s’agit pas, selon moi, d’un enseignement technique à proprement parler, mais de comprendre comment un outil de représentation se présente aussi en tant qu’instrument de mesure. Pour cela, nous pouvons élaborer notre réflexion à partir de la particule scope, du grec skopein « observer, examiner ». Cette particule est présente dans tous les mots désignant des instruments d’observation, tels que caméscope, télescope, radioscopie, stéthoscope, microscope, magnétoscope, etc. On pourrait étendre la liste. Ce qui pourrait être le point de départ d’un atelier, en rapportant une ou des expériences à partir des instruments énumérés. Cette énumération a pour fonction la mise en relation des différents outils, pour étendre notre champ d’expérimentation. La caméra (caméscope) se situe là à mi-chemin entre le microscope (l’infiniment petit) et le télescope (l’infiniment grand). La caméra est une conquête à l’échelle de nos yeux (l’infiniment moyen). Je renvoie ci-dessous au Correcteur de perspective, une œuvre de l’artiste Hollandais Jan Dibbets, datée de 1968. L’expérience consiste en une anamorphose photographique. Sur la photographie, un carré se dresse sans support. Le carré en question n’a d’existence que photographique, sans qu’il n’y ait là de trucage, ni de secret. L’image se confond avec son point de vue, et l’objet n’existe pas en dehors de ce point de vue particulier. Sortie de ce point de vue, la chose n’est donc plus visible (ce qui est la négation même d’un point de vue qui serait extérieur à l’objet). C’est la conscience qu’un appareil de reproduction mécanique montre des choses qui ne peuvent pas être vues à l’œil nu. C’est à la fois une approche strictement matérielle et technique qui nous ouvre sur l’infini de la représentation, comme de son artifice.

Vidéo et Films des premiers temps.

Poursuivant une réflexion sur les liens possibles qu’entretiennent l’art et le cinéma, j’aimerai évoquer le concept de cinéma d’attraction forgé par l’historien du cinéma Tom Gunning, dans un article publié en 1986. Tom Gunning appelle cinéma d’attraction « cette conception du cinéma des premiers temps qui paraît dominer jusqu’en 1906–1907. Il s’agit en premier lieu d’un cinéma fondé sur la capacité à montrer quelque chose. Elle diffère en cela de la fascination pour le récit exploitée par le cinéma du temps de Griffith. Nous ne devrions pas oublier que dans les premières années d’exploitation, le cinéma était en soi une attraction. Une attraction parmi d’autres sur les programmes de variétés et se trouvait entouré de nombreux numéros sans rapport avec lui s’enchaînant bien souvent sans lien narratif ni même véritable logique : films à trucs insérés entre deux farces, actualités, chansons illustrées et, assez fréquemment, numéros de variétés au rabais. Les spectateurs de ses débuts se rendaient à des séances afin d’assister à des démonstrations de machines plutôt qu’à des films. Ce sont le Cinématographe, le Biograph ou le Vitascope qui tenaient le haut de l’affiche ».

Il me semble que cette description saisissante relative aux 10 premières années d’existence du cinéma, de 1896 (Les frères Lumières) à 1908 (David. W. Griffith), doit permettre aux artistes de s’y loger et d’y puiser une hétérogénéité propice à renouveler l’histoire de l’art proprement dit. On assistait, dit-il, à « des démonstrations de machines plutôt qu’a des films ». Ce mode d’existence du « cinéma » exprime publiquement et socialement une interrogation, un étonnement, une intrigue devant l’existence même de l’outil. Il me semble que tous les artistes ayant pour tâche d’expérimenter des dispositifs de filmage, des machines pour voir, pourraient s’y associer, y voir dans leur travail une continuité. C’est ainsi que le cinématographe pourrait par exemple très bien être perçu comme le personnage principal, « tenant le haut de l’affiche » d’un film comme La Région centrale de Michael Snow.

Le cœur du travail d’artiste est ainsi guidé par : Les machines qui font voir. Voir les machines à montrer.

Observant l’apparition des reflets dans les flaques d’eau lors de la réalisation de ma toute première vidéo Ce que j’ai sous les yeux, en 2003, une des règles que je m’étais posé, était « que l’image contienne le récit de sa fabrication ». Une interrogation sur le processus même d’apparition.

Je terminerai par l’anecdote suivante que je tiens d’une artiste, alors étudiante à l’école des Beaux-arts de Bourges à la fin de années 90. Elle était inscrite dans l’atelier de l’artiste et enseignant Éric Duyckaerts qui était en charge d’un cours dans le département vidéo.

Elle demanda au professeur :
— Elle marche comment la caméra ?
Il répondit :
— Je ne sais pas, appuie sur le bouton…

Simon Quéheillard

Propositions de workshops et notes pédagogiques