Paris, le 7 mai 2019

Objet : Lettre de candidature poste Enseignant image et son
à l’attention de Monsieur Le Président de l’école des Beaux-Arts xxxxxxxx

Monsieur le Président,

Je viens vous présenter ma candidature pour le poste d’enseignant spécialité image et son, dans l’École des beaux-arts xxxxxxxxx.

Je suis artiste plasticien, titulaire d’un DNSEP à l’école de Beaux-arts de Bordeaux, obtenu en 2001. Depuis ce jour, mon travail d’artiste dans le champ professionnel de l’art contemporain s’est articulé autour de différentes pratiques, vidéo, photographie, objets, écriture (publication de livres). La réalisation de films et la publication de livres y occupent une place particulière.

Par delà ma pratique de vidéaste, qui occupe aujourd’hui une place maîtresse dans mon travail, je dois ici mentionner mon rapport au son et à la musique qui de 1999 à 2011 ont été partie intégrante de mon travail. Durant cette période, en collaboration avec le musicien Thomas Bonvallet (L’ocelle Marre), j’ai eu une pratique musicale intense (expérimental et rock). J’ai effectué plusieurs tournées de concerts à travers l’Europe, enregistré des disques, mêlant une pratique instrumentale à l’expérimentation sonore électroacoustique, à travers la prise de son. Après une période de statu quo entre mes différentes pratiques, depuis 2011, j’ai décidé de mettre en suspens mes activités musicales à proprement parler, pour faire place à la vidéo, ainsi qu’à l’écriture dans le champ de la poésie. Un extrait vidéo d’un concert à Schip, à Bruxelles, https://vimeo.com/9267838 donne une idée de ce que fut ma pratique musicale à cette période là.

L’écoute, l’appréhension sonore, et l’étude du son restent donc pour moi un environnement familier. Cela se poursuit aujourd’hui dans mon attention portée à différentes scènes musicales : musique improvisée (Daunik Lazro, Joëlle Léandre, AMM, Keith Rowe), musique électroacoustique (György Ligeti, Jérôme Noetinger, Jim O’Rourke), poésie sonore (Henri Chopin, Bernard Heidseick), artiste sonore (Kurt Schwitters, Dominique Petitgand), musique rock et noise (Glenn Branca, Robert Fripp, Gastr del sol), etc. En 2015, a eu lieu mon exposition monographique intitulée Une méthode de dispersion aux Instants Chavirés (à Montreuil), un lieu fondateur pour la scène musicale expérimentale en France et dans le monde. De par mon lien avec le champ musical et sonore, l’atelier Image & Son pour lequel je postule est pour moi la possibilité de renouer avec cette histoire qui est la mienne.

La poésie sonore partant de l’usage étendu du magnétophone dans les années 50, a su tirer une double problématique : comment engager les labels de musique à produire de la poésie, et les maisons d’éditions de livre à publier du son. Elle a su par là même inventer ses propres systèmes de diffusion. Le cinéma d’artiste partant de l’usage étendu des caméras depuis les années 2000 se trouve aujourd’hui dans une position similaire. Car si de nouvelles pratiques existent, la production et la diffusion de ce type de films restent toujours en construction. J’ai ainsi travaillé à plusieurs reprises à la diffusion de mes films en salles de cinéma (MK2 Beaubourg à Paris, Le Studio à Aubervilliers, Utopia à Bordeaux), en collaboration avec Ciné 93 et la Fabrique Phantom. Il s’agit là d’amener dans les salles de cinéma la diffusion d’autres types de films, issus pour la plupart de « la pensée artiste » (essais, performances, dispositifs de filmage), renouant aussi avec un cinéma pionnier des premiers temps, que le cinéma lui-même peine souvent à réinscrire, lesté par les enjeux industriels, l’emploi des personnages, et le recours au scénario.

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En tant qu’artiste, mes recherches se sont déroulées autour d’une approche de la vidéo, à travers des « films à principe » ou « films à protocole », d’une part comme instrument d’observation, proche d’une expérience scientifique, et d’autre part dans un rapport à la performance et au cinéma burlesque.

La plupart de mes films se présentent comme des « films de rue ». Dans la ville, il s’agit chaque fois pour moi de partir de l’observation d’un principe physique déjà là, et de sa capacité à générer des accidents.

Je pense d’abord une procédure, ce qui n’est pas une image. Mais l’image est ce qui découle de ce cheminement.

Partir des mouvements, du vent, de la foule, des flaques d’eau, des infrastructures techniques (escalators et camions semi-remorques), de tous les matériaux que constitue la ville.

Un détail insignifiant ou un lieu précis me permettent chaque fois de développer une dramaturgie. Au cœur de ma démarche, le principe de variation et de déclinaison autour d’un protocole dépend de sa capacité à générer des accidents, comme le sont beaucoup d’études scientifiques dans leur observation de la matière. De cette manière procédait Étienne-Jules Marey.

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Quelques notions, au fil des ans, se sont forgées dans mon travail, avec lesquelles je souhaite irriguer mon enseignement.

ma plaque sensible. Il ne s’agit pas là de la sensibilité personnelle de l’artiste, mais d’un outil. Ce fut le titre de mon exposition monographique réalisée en 2012, ainsi que d’une série de workshops (en référence à l’inventeur de la photographie Nicéphore Niepce). Se dit ici d’une surface où nous voyons apparaître les images, à travers laquelle se forgent nos représentations du monde. Nous les voyons apparaître d’elles-mêmes, bien avant de pouvoir les dire. Il y a en cela un aspect réaction chimique (comment réagit l’émulsion). C’est le processus d’extériorisation de toute démarche artistique. Cette formule peut désigner alternativement l’outil employé (la plaque) ou la représentation elle-même (l’image). « Fabrique-toi une plaque sensible » peut amorcer le principe d’un atelier : c’est pour l’artiste ou l’étudiant la nécessité de fabriquer ses propres outils d’observation et de réflexion.

Auto-mouvement. Mouvement auto-générateur : un courant d’air, volutes de fumée, un tourbillon dans un caniveau. Cette expression, à travers laquelle « les choses se font d’elles-mêmes », qualifie le principe d’apparition dans l’ensemble de mes vidéos. C’est aussi l’intitulé d’un cours que j’ai donné à l’Université Paris 8 (en collaboration avec l’artiste Ismaïl Bahri). C’est la possibilité d’engendrer des situations d’observation qui favorisent le retrait, avec peu ou pas d’intervention de notre part. Ce qui est magique, c’est de dire « ça se fait ». Ce qui vous donne l’impression d’une chose qui se déploie sans effort.

Image latente. Image invisible enregistrée sur l’émulsion photographique après l’exposition mais avant le développement. Et par extension : état d’une image avant qu’elle n’apparaisse. Cela fut l’objet de mon premier livre, L’image dans le papier, dont le titre formule précisément la description (le livre prenant essentiellement appui sur une description empirique de mes travaux). De l’image latente à l’image révélée se construit une matrice de la perception. C’est l’univers physique tout entier qui peut être perçu comme un stock inépuisable et affolant d’images latentes. Chambre noire, image latente, révélateur, fixateur, obturateur, bain d’arrêt, couple négatif-positif, faire monter l’image : tous ces termes se rassemblent à présent comme une collection d’ouvres-esprit (mind-openers), selon l’expression de Robert Filliou.

« La haine de l’imaginatif. » Ainsi parlait Cézanne de son travail de peintre. Questionner l’imagination en dehors de tous fantasmes nécessite un travail préalable du regard. Ce sans quoi l’imagination ne porte qu’à reconduire toutes représentations, comme des plats préparés. À cette question de l’imaginaire, il nous faudra donc substituer celle du déjà là. C’est-à-dire voir les choses pour les imaginer après.

Skopein. Du grec, « observer, examiner ». Cette particule est présente dans tous les mots désignant des instruments d’observation, tels que caméscope, télescope, radioscopie, stéthoscope, microscope, magnétoscope, etc. Entre le microscope (l’infiniment petit) et le télescope (l’infiniment grand) se trouve le caméscope (l’infiniment moyen). Il s’agit là pour un artiste (ou un étudiant) d’inventer ou de questionner sa propre “unité de mesure”. Construire son « engin », aurait dit Francis Ponge.

Méthode. « Je suis d’une génération, une des dernières générations qu’on a plus ou moins assassinée avec l’histoire de la philosophie. L’histoire de la philosophie exerce en philosophie une fonction répressive évidente : “Tu ne vas quand même pas oser parler en ton nom tant que tu n’as pas lu ceci et cela, et cela sur ceci, et ceci sur cela.” Dans ma génération, beaucoup ne s’en sont pas tirés, d’autres oui, en inventant leurs propres méthodes […]. » (Gilles Deleuze)

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Depuis 2010, au travers de workshops, jurys et ateliers dans les écoles des Beaux-Arts (Tarbes, Angers, Bourges) et en école d’architecture (Paris Val de Seine), j’ai pu élaborer au fil des ans une approche pédagogique soutenue, à laquelle s’est ajoutée la conception de différents ateliers vidéo (œuvres collectives) dans le secondaire, en collaboration avec des centres d’art (Micro-Onde, Éspace Khiasma, Villa Médicis-Clichy Montfermeil).

La pédagogie telle que je l’ai abordée consiste à accompagner les étudiants, seul ou collectivement, dans un travail d’élaboration que l’on ne connaît pas par avance. On est soi-même mis en jeu dans sa capacité à répondre, à voir, ou à entendre. Ce que l’on pense collectivement en présence des étudiants est ainsi l’occasion de faire exister ce que l’on ne pourrait pas faire seul ou sans eux. Cela consiste à enseigner « des choses que l’on ne sait pas ». Et pour eux comme pour le pédagogue, cette découverte se doit d’être réciproque. Il s’agit là de trouver pour les étudiants cette capacité de se surprendre eux-mêmes. Ainsi le pédagogue se retrouve en permanence contredit dans ses intentions, interrogeant ce décalage, accompagnant cette singularité qui prend forme. Une école où se forment des « autodidactes », l’étudiant étant lui-même producteur d’un savoir.

Je pense qu’il est important pour les étudiants de pouvoir se constituer une matrice, une boîte noire, une scène primitive, en tant qu’elles contiennent les éléments primaires de toutes expériences. Cela fait partie des choses qui ne vous quittent jamais. Un exemple pourrait être celui de l’architecte Jean-Philippe Vassal racontant sa première maison de paille dans le désert (« j’ai mis deux jours pour la construire, le vent a mis six mois pour l’emporter ») ; ou encore le travelling de Kapo pour le critique de cinéma Serge Daney (« l’homme qui décide de faire un travelling pour recadrer le cadavre en contre-plongée, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris ») ; ou bien l’expérience de la chambre sourde pour le musicien John Cage (« le silence n’existait pas car deux sons persistent : les battements de son cœur et le son aigu de son système nerveux »). Cela peut venir d’une expérience vécue, d’un fragment de texte, d’une anecdote, d’un plan de film. L’apprentissage de connaissances est bien entendu essentiel, mais doit être enrichi d’un réservoir d’expériences. C’est-à-dire percevoir une situation dans laquelle on puisse se dire « ce qui nous concerne ». Je pense à ce qu’Anaximène dit à propos du souffle et du vent : « avec eux, l’existence de tout le reste devient possible ».

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Images & Sons. « Dans un café, discussion de travail entre deux types qui se communiquent leurs sentiments et réflexions à partir de documents divers. L’un part plutôt d’un système d’explication du monde qu’il démontre à l’aide d’images et de sons assemblés dans un ordre certain. L’autre part plutôt d’images et de sons qu’il assemble dans un certain ordre pour se faire une idée du monde. » (Jean-Luc Godard, Six fois Deux)

Une image sait de nous quelque chose que nous ne savons pas. On pourrait parler « d’inconscient optique ».

Images & Sons à travers lesquels découvrir sa propre pensée.

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En espérant que ma demande retiendra votre attention, veuillez recevoir, Monsieur le président, mes sincères salutations.

Simon Quéheillard

Lettre de candidature / Enseignement Image & Son