Cher Bernard,

voici quelques pistes que nous aimerions te soumettre concernant ton intervention et cette soirée du treize novembre en ta compagnie. L’exposition qui prend place à L’espace Khiasma s’intitule ma plaque sensible. Mais rassure-toi, il ne s’agit pas là de la sensibilité personnelle de l’artiste. Nous dirons plutôt qu’une plaque sensible est une surface où nous voyons apparaître les images à travers lesquelles se forgent nos représentations du monde. Nous les voyons apparaître d’elles-mêmes et cela bien avant de pouvoir les dire. Dans cette phrase, d’elles-mêmes est important. Il y a en cela un aspect réaction chimique (comment réagit l’émulsion), ou encore réaction cutanée (l’eczéma sur la peau). Ce que nous montre une plaque sensible est en jeu, et pour cette raison que nous sommes souvent pris au dépourvu. L’idée serait donc que tu nous parles de ta plaque sensible. Cela questionne cette dimension du déjà là, que tu qualifies de « révolutionnaire », dont nous ne saisissons pas toujours la portée. Dans ma plaque sensible, l’adjectif possessif ma ne désigne pas une appartenance, ni la propriété, mais un usage. Au sens où l’on pourrait dire d’un lieu qu’il est « mon endroit préféré, celui où j’aime me promener ». Tu perçois là le double sens de l’adjectif, grammatical & politique, à partir duquel se construit la « propriété d’usage », que tu opposes à la « propriété lucrative ». Je ne me rappelle plus précisément comment, mais Emmanuel Hocquard écrivait quelque chose qui revenait à dire ceci : « quand vous dites ma vie. Comment pourrait-il être question de propriété ? ». ma plaque sensible est avant tout une plaque sensible. Puis elle deviendra cette plaque sensible. Celle dont j’ai besoin. Parler de sa plaque sensible équivaut en fait à décrire sa table de travail. C’est un art de la description, la description d’un outil déjà là et à notre portée, un dispositif de pensée plutôt qu’une théorie. La fiche de paye, ainsi révélée, sert de support au projet politique. En guise d’introduction, nous aimerions te soumettre ce petit texte qui, de manière concise, aborde la question de notre rapport à l’idéologie. C’est un synopsis écrit par Jean-Luc Godard pour une émission de télé, intitulée Six fois deux / Leçons de choses, diffusée sur FR3, en 1976.

Dans un café, discussion de travail entre deux types qui se communiquent leurs sentiments et réflexions à partir de documents divers.
L’un part plutôt d’un système d’explication du monde qu’il démontre à l’aide d’images et de sons assemblés dans un ordre certain.
L’autre part plutôt d’images et de sons qu’il assemble dans un certain ordre pour se faire une idée du monde. Jean-Luc Godard, JLG/JLG

Lorsque je t’ai demandé comment tu avais un jour envisagé d’exposer tes idées qui me semblaient renversantes, et que l’on trouve aujourd’hui dans tes livres, tu m’as répondu : « Je suis très heureux de t’entendre me poser cette question et je te remercie. J’ai mis douze ans pour écrire ma thèse (à quoi se sont ajoutés six ans pour la phase de rédaction). Douze années durant lesquelles j’ai fait l’expérience du bégaiement. Je bégayais au labo, où fort heureusement, je n’étais pas contraint de produire. Ce qui ne serait plus possible aujourd’hui dans ces termes, à travers les nouvelles méthodes d’évaluation mises en place comme la « bibliométrie ». Tout ce que je voyais ou observais, à travers les différents documents statistiques qu’il m’était donné d’étudier, ne correspondait en rien (ou si peu) à ce que je savais, et que l’on m’avait enseigné ». Dans cette situation précédemment décrite, s’opère un décalage. Il se construit par le bégaiement. Le bégaiement est une forme de pensée souvent abordée chez Deleuze, par exemple. Là où la perception (ce qui est montré, perçu) met en question le langage (ce qui est dit). La « méthode plaque sensible » relève de ce conflit, de cet écart. Nous aimerions donc que tu envisages principalement cette intervention autour de ton expérience de chercheur. Tenter de décrire comment se sont révélés à toi les documents étudiés. Comment tu as vu ce déjà là ? Ces « éléments de déplacement du regard » auxquels tu fais allusion. Des choses qui, alors visibles, te semblaient impensables. Axer l’intervention sur ce décalage : cette expérience de l’étonnement. Tu parlais de l’errance qui précède ce moment-là. Il semblerait que ces douze années dont tu parles impliquent aussi une expérience du désarroi. Olivier Marboeuf (c’est le dirlo, tu le rencontreras) évoquait cette lenteur (et l’attente aussi) qu’implique obligatoirement tout processus de révélation. « C’est lent à l’intérieur même du travail » disait-il. Un laisser venir où nous voyons monter l’image.

Par la suite, quelles ont été les premières objections ou réticences auxquelles tu as été confronté parmi les chercheurs ? Quelle est ta situation parmi les différents courants de la sociologie ? Avec une partie consacrée à la critique incisive que tu fais de Bourdieu (pas courante pour un sociologue « de gauche »).

Enfin, comme tu le dis souvent : « Nous aimons travailler ». « Le travail est une réalité anthropologique fondamentale ». Nous aimerions que tu abordes comment se structure le débat, parmi les chercheurs, sur le plan anthropologique, du « salaire à vie », qui est au cœur du projet politique pour lequel tu te bats. En quoi le salaire à vie peut-il faire accroître le travail, dès lors que nous dissocions le travail concret (avoir un métier) de la mesure de la valeur (avoir un salaire, le travail abstrait). À ce sujet, reprendre des exemples de personnes ayant effectué plusieurs carrières dans une même vie, comme un exemple d’émancipation par le travail, tout au long de sa vie.

S’il t’est possible aussi, un petit point d’histoire au cours de la démonstration : que tu nous décrives dans les grandes lignes le fonctionnement d’une caisse de salaire (sécu, retraites). Prise de décisions, élections, rôle de l’état, etc. et leur évolution depuis 1945. Hommage à Ambroise Croizat, et un petit passage bien salé sur De Gaulle ne serait pas de refus.

Prends ton temps, l’intervention durera le temps que tu le souhaites. J’ai souvent écouté, aux cours de tes interventions, la mise en circulation de ta voix (et de ta pensée) comme un effet « Boléro de Ravel ». Cela part d’un long crescendo très progressif, pour qu’éclate une modulation inattendue, qui finit en apothéose. Une danse traditionnelle andalouse que nous préférons laisser à son propre rythme. Ensuite, nous discuterons.

À bientôt,
Simon Quéheillard

La fiche de paye comme plaque sensible
Une soirée avec Bernard Friot,
Exposition «ma plaque sensible »
Espace Khiasma, 2012