Une flaque sous le nez vous montre ce que vous avez au dessus de la tête. Ce qui est évident quand on y réfléchit.

Flaques-contexte, flaques-méthode d’observation, flaque à retardement, flaque de l’augure, flaques-objets, flaque-barre, flaques-taches, les flaques mesurent le monde.

Flaques
reflets
asphalte
et eau
immobilité des choses dures
mobilité de l’eau.

Rares sont les trottoirs qui m’ont impressionné. Mais ceux de la rue Villiers de l’Isle-Adam avaient battu les records. Tout a commencé après le repérage au sol d’une petite cavité. Petit renfoncement que bordent les fissures dans le prolongement des entourages métalliques des arbres de la rue. À cet emplacement, de l’eau fut versée à l’aide d’une bouteille. L’eau s’immobilise, l’image se gèle, la mayonnaise prend. Apparaît la couleur. Ma première flaque est une portion de maison, sans d’autre détail au sol que le sol gris du béton. Surface lisse, contours de la flaque nets et précis, mais indécis puisque l’eau s’étend. L’eau coule, s’étend lentement, sans atteindre le ruissellement. Le ruissellement est un autre état de l’eau où l’eau, striée à sa surface, ne produit pas de couleur, ni de reflet. Seulement un scintillement, dans l’alignement du soleil. Un reflet est vert, il disparaîtra avec la vitesse d’écoulement. Mais si l’eau coule lentement, le reflet s’étend avec elle. À quelle vitesse l’eau abandonne-t-elle la couleur ? À quelle vitesse l’eau passe-t-elle du lisse au strié ? de la couleur au scintillement ? Ce genre de question vous met dans l’embarras. Mais l’intérêt n’est pas la réponse. Seulement une perception.

Il fallait comprendre l’eau.

Rue de la Chine se trouve un léger renfoncement du sol au n°43. En face de la résidence. Une petite cavité que la pluie trop violente ne peut pas exploiter. C’est un bon poste-observatoire. Dans ce petit creux, un ciel pourrait éventuellement aller. Après discussion avec le gardien, il m’a demandé si je travaillais pour la météo, j’ai finalement pu être réapprovisionné en eau. J’avais aussi deux éponges, pour éponger une ancienne flaque, afin d’enregistrer une nouvelle apparition. Fabriquer un ciel au sol a réuni les deux perceptions : le gris des nuages et le sol gris du béton. Ce qui suppose d’habitude un mouvement de la tête. Le mouvement de la réflexion.
Le reflet du ciel contient la couleur du ciel dont il est le reflet (les objets aériens sont illuminés, ce qui ne fait qu’augmenter la brillance et l’intensité de leur reflet). Mais la lumière, en tapant la surface de l’eau, obscurcit la réflexion du ciel. Comme une photographie s’assombrit si elle n’est pas fixée. On assiste alors à un double mouvement de la luminosité. Éclaircissement du sol pour un assombrissement du reflet. Du bleu au noir. Un assombrissement qui selon la météo, peut se situer à plusieurs degrés de vitesse : le temps pour une éclaircie d’apparaître, selon la vitesse du vent. Car il n’est question dans cette perception que du temps qu’il faut au bleu pour passer au noir. L’obscurcissement peut être assez lent de telle manière qu’il ne soit pas perceptible à l’oeil nu. Sous mes yeux les couleurs changent, mais je perçois malgré moi dans cet assombrissement, le souvenir des couleurs éclatantes qui constituaient le ciel d’avant. Ce n’est pas en voyant, mais après avoir vu que je perçois le changement. Il y faut les mots, toujours à retardement. Ça a changé. Comme s’il fallait avoir vu pour voir, compris pour comprendre. La perception agissant toujours quelques instants après, ce genre de flaque vous laisse pris de court, comme pris de vitesse. Extrême lenteur de la surface : on pourrait dire une flaque à retardement.

À chaque flaque, je connaissais mieux l’eau. Et la taille du monde importait peu. Car mes flaques avaient toutes la même dimension.

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Il y a eu des flaques, des pratiques de flaques, et il y a maintenant des catégories. J’en dresserai ici la liste : environ quatre types de flaques, et comportant parfois quelques sous-flaques. Mais cette pratique des mots qui opèrent comme des découpes, n’induit pas la flaquologie. J’entends par là que ces catégories sont jetables.

1 – Les flaques-contextes. Le b. a.-ba de la flaque. Facilement réalisables, elles sont les plus proches de celles qu’on peut observer dans les caniveaux. Elles permettent d’observer une découpe dans une matière, ou un motif du paysage aérien. Matière-arbre, ou motif constitué par les façades dans un paysage urbain. L’eau taille au sol une portion de contexte. La partie observée y trouve toujours son contour dans la forme délimitée par les contours de l’eau (voir ici : pourquoi je n’ai jamais utilisé les plaques de rue métalliques pré-cadrées installées par EDF). Le reflet au sol occupe toute la surface de l’eau, ce qui donne la possibilité d’observer de vastes étendues de couleurs. Le vert des feuilles d’arbres juxtaposé au vert écologique d’une poubelle (j’ai aussi fabriqué un feuillage troué de béton). Pour obtenir la sensation de découpe, il est impératif de réaliser ce genre de flaque sur un sol sec. La flaque est un travail minutieux. Si vous ratez votre première flaque-contexte, ce qui est très fréquent, munissez-vous d’une ou deux éponges pour éponger le sol et attendez que ça sèche. Vous observerez d’ailleurs que l’asphalte foncé (plus récent) sèche plus vite que l’asphalte gris clair. D’où la quasi-obligation de réaliser ce genre de flaque (et toutes les autres d’ailleurs) en été. Observer le sol toute une journée vous laisse parfois une sensation de campagne.

2 – Les flaques-méthode d’observation. Elles pourraient être rapprochées des flaques-contextes au point de se confondre bien que leur but soit très différent. Ce qui caractérise la flaque-méthode d’observation c’est le temps, dans les deux sens du terme. Observer le vent dans les feuilles, le passage des nuages dans le ciel, ou encore le vol des oiseaux. La qualité d’une flaque-méthode d’observation dépend de la patience que l’on peut lui accorder. Le temps de l’attente fait aussi partie du reflet. Chaque flaque-méthode d’observation est unique, elles peuvent balayer des évènements d’une haute teneur en hasard (voir plus bas : la flaque de l’augure), à une teneur en hasard moins élevée (minies flaques-méthode d’observation). La flaque, dans l’oeil de la caméra, permet la mesure du phénomène observé. Comme un cadran solaire permet de mesurer le mouvement du soleil. Mesure rentable (elle me fait voir), aussi bien qu’instrument provisoire et jetable, une fois l’évènement observé. Une flaque-méthode d’observation peut ne rester qu’une flaque-contexte si rien ne vient à passer. En revanche, une flaque-contexte peut se transformer en flaque-méthode d’observation si un passage y est observé. Si un feuillage apparaît dans la flaque, vous êtes en présence d’une flaque-contexte. Mais imaginez un instant, que sous l’impulsion du vent, le feuillage se mette à bouger. Vous éprouverez alors illico le saut vertigineux d’une catégorie.
La flaque-méthode d’observation correspond à ce qui arrive ou pas. La seule chose à faire est de fabriquer des amorces.
Ma plus belle flaque-méthode d’observation est une flaque que j’avais intitulée l’augure, en rapport au célèbre devin de l’antiquité. Une flaque dans laquelle s’est brièvement reflété le vol des oiseaux. La cérémonie de l’augure se faisant avec un bâton, l’augure traçait dans le ciel un champ d’observation rectangulaire à partir duquel il notait le passage des oiseaux. J’avais mis l’eau à la place du bâton, j’avais moi aussi assisté à une inauguration. Une flaque, délimitant une portion de ciel fade et clos, inaugurée par le passage des oiseaux. Ils volaient dans un ciel clos. Les oiseaux n’étaient plus les oiseaux. Mais seulement une petite perception, chaque fois brève et surprenante. Ce genre de perception vous laisse aussi en suspens comme les meilleurs scénarios.

3 – Les flaques-objets. Flaques de précision, elles sont l’aboutissement d’une longue pratique et exigent un peu de dextérité. La flaque-objet est une technique pour isoler des objets ou des parties d’objets de leur contexte, et les déplacer quelques mètres plus loin. Où est le lampadaire ? Objets aux contours nets et précis, délimités en eux-mêmes, et non plus un motif vaste et diffus délimité par les contours de l’eau. La boule d’un lampadaire apparaît à mes pieds, à gauche du grillage. Ce n’est plus l’eau qui donne sa forme au reflet, mais la flaque qui doit épouser les contours de l’objet reflété. Sur ce point là, la flaque-barre est exemplaire. La flaque-barre est une sous-flaque des flaques-objets. C’est une flaque privilégiée. Elle est la médaille d’or des flaques-objets, la flaque des flaques. Ce pourquoi elle a reçu un nom. Une flaque-barre c’est à la lettre : une barre en matière de flaque, une flaque en forme de barre. Une flaque-barre divise la ville en deux axes, vertical et horizontal. Elle reflète à l’horizontale la barre verticale d’un poteau de stationnement. Mais ce faisant, elle verticalise le sol, de telle manière que dans l’écran, le monde est instable. La perception oscille entre ces deux axes. Mais la flaque-barre a ceci de particulier, qu’elle donne parfois à l’eau l’apparence d’un solide. L’immobilité d’une “flaque dure” : c’est ce qui fait d’elle une pure flaque-objet.
Mais plus généralement. Le pari d’une flaque-objet est de devenir un objet, prise dans le contexte au sol de son apparition. Chose parmi d’autres (poteaux, grillage, ou bouts de papiers gras), elle semble parfois transformer l’espace autour d’elle. Comme un nouveau meuble peut transformer une pièce. C’est une flaque sur laquelle on peut compter. Pour peu qu’on la pratique avec assez de conviction et de nécessité, elle peut briser les perspectives et produire de l’étrangeté. Étrangeté pas du tout inquiétante, mais porteuse de joie et d’entrain. C’est à dire d’un simple geste, voir le paysage se modifier. Tout d’abord, les yeux sélectionnent, le sol vient après. Vous pouvez ainsi voir apparaître un pot de fleurs ou une boule de lampadaire là où vous l’avez décidé. La flaque-objet est affaire de maîtrise, elle introduit l’angle d’incidence.
Un jour, à l’angle de la rue Fessart, et peu après la sortie des classes, des enfants étaient là. Ils me demandèrent ce que je faisais. Pourquoi je versais de l’eau, à quoi ça servait ? Deux d’entre eux avaient sensiblement la même taille. Je les ai disposés chacun à dix pas l’un de l’autre. Puis, j’ai compté cinq pas en partant de l’un dans l’alignement de l’autre et j’ai dit : « regardez maintenant ce qui va se passer ». J’ai versé de l’eau, et chacun d’eux a vu respectivement apparaître la tête de l’autre une fois l’eau stabilisée (leur sourire). Chacun d’eux, leur étonnement, au même moment, pour le visage de l’autre apparu dans le reflet. Ce qu’ils étaient les seuls à pouvoir observer. Les questions se sont arrêtées là. Ils me proposèrent d’autres idées pour de nouveaux reflets. Avec des barrages de cartables, pour assurer aux flaques une protection.

4 – Les flaques-taches. Flaques benjamines, les flaques-taches sont à ce jour les petites dernières de la série des flaques à Paris. Les flaques-taches sont l’expression d’une brusque prise de conscience : nous voyons en couleur. Spectacle d’une évidence. C’est pourquoi la flaque-tache se distingue des autres par son idiotie. Une flaque-tache consiste à isoler (ou extraire) la surface colorée d’un objet, de telle manière que l’objet ou sa forme disparaisse dans le reflet. Elle requiert donc elle aussi une bonne compréhension des angles et une grande méticulosité. La flaque-tache, vous l’aurez compris, est une technique d’apparition des couleurs. Elle voit le monde en couleur, peignant les objets ou les formes de leur propre pigment.
« Soit, me direz-vous, mais les reflets atténuent généralement la couleur des objets. » Oui. C’est pourquoi une flaque-tache ne doit jamais se présenter seule, mais par groupe de deux ou trois. Généralement de petites tailles, et côtes à côtes, de telle manière que dans l’apparente fadeur des couleurs puissent réapparaître les contrastes qui donnent aux couleurs leur vivacité. Automatiquement vos flaques-taches seront étalonnées. Comparer la couleur des flaques est une chose flagrante, que ne vous inspire pas d’habitude la couleur des objets.
La flaque-tache possède aussi une particularité dont aucune autre flaque ne pourra se revendiquer. Car pour être vue, la flaque-tache se doit d’être nommée. Déposez par exemple une tache rouge dans le paysage. Puis, cessant toute autre activité, fixez la tache du regard par l’intermédiaire de l’optique photographique et dites : « voiture ». Ou bien déposez une tache grise et dites : « mur ». Une tache marron et dites : « arbre ». L’image d’une voiture, d’un mur ou d’un arbre apparaîtra alors instantanément dans la couleur du reflet.

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L’étonnement qu’on peut éprouver à découvrir l’apparition d’un reflet peut aussi dans certains cas disparaître, ou bien même s’effondrer, selon la place qu’on occupe au moment où l’eau est versée. Éprouver cette joie nécessitant d’abord de se mettre au bon endroit. Le seul point. J’ai désigné : l’emplacement de la caméra. Un jour, c’est la question que s’est posée une dame en passant à côté de moi. Après un coup d’oeil dans la caméra, on pouvait y observer des géraniums rouges à droite d’un arbre, elle s’est dirigée vers la flaque, sur le lieu du reflet.

— Où sont passées les fleurs ? demanda-t-elle.

Voilà ce qui arrive à ceux qui provoquent les flaques-objets. Les objets (ou reflets) apparaissent dans la caméra comme dans un microscope les cellules. Pas au sens grossissement, mais au sens d’une mesure. Car hors du microscope, on ne perçoit pas les cellules. Et personne n’a jamais vu les électrons, excepté les formules. Voir par réflexion ou voir en grossissant mesurent deux mondes différents. Et si l’eau est un révélateur, faisant apparaître un objet dans la flaque, ce qu’elle révèle est aussi bien l’emplacement de celui qui voit. Dans l’histoire du pot de fleurs, la caméra est une pièce du paysage qu’elle observe. Ce n’est même pas une affaire de point de vue (qui serait extérieur à ce qu’il observe). Mais un endroit où la caméra ne contient pas le paysage. Elle-même contenue dans ce qui est vu. Sous vos yeux, révéler les images au sol transforme petit à petit le monde en image latente1 . Suspens d’une surface blanche, où des choses restent en attente. Ce que j’ai sous les yeux est la formulation de cet étonnement. Mais ce que je veux dire : avec les flaques, l’existence de tout le reste devient possible.

D’un mouvement de la tête, j’ai finalement montré à cette dame où était situé le référent de l’objet reflété. On pouvait voir le pot de fleurs accroché à une fenêtre, au septième étage d’un immeuble.

Simon Quéheillard

  1. Image latente : image invisible enregistrée sur l’émulsion photographique après l’exposition mais avant le développement.

Le texte des flaques
Éditions Mix, 2004

Publié en 2004, entre la réalisation de la première et de la deuxième partie de la vidéo Ce que sous les yeux, Le texte des flaques se joue autant du mode d’emploi que d’une catégorie naturaliste pour observer et réaliser soi-même des flaques d’eau.