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Le pire qui puisse m’arriver est de faire concevoir une facheuse opinion de moi-même ou de voir le gens me rire au nez, ce sont là des choses sans importances.
…est-ce qu’il y a de ma faute dans tout ce qui arrive ?
Dostoïevski, L’IDIOT
Poinçonner son ticket en montant dans le bus est une action courante et habituelle. On prend son ticket bleu, jaune ou vert, on l’insère dans la machine rouge qui martelle le ticket d’une inscription à l’encre bleue. Cette inscription comporte dans l’ordre, le numéro de la machine, la date, l’heure et les minutes auxquelles a lieu l’oblitération en vue du contrôle par le contrôleur. Le ticket est le cadre dans lequel s’inscrit l’oblitération. Ce cadre porte la mention TARIF PLEIN ou DEMI-TARIF selon le statut du voyageur, des consignes d’usage pour ne pas se tromper et deux parties encadrées laissées vides dans lesquelles va s’inscrire l’oblitération. Un oblitérateur poinçonne toujours son ticket sur le côté droit. Si bien que j’avais beau tourner et retourner mon ticket dans tous les sens possibles, le déplacement le l’inscription sur le ticket était nul. Mais en pliant mon ticket et en l’insérant à l’aide d’un autre ticket servant de déclencheur pour la machine, j’ai obtenu une oblitération sur la partie gauche du ticket non prévue à cet effet.
C’était comme un petit craquement, un désapprentissage soudain de ce que j’étais en train de faire. Cette expérience, aussi furtive fût-elle a eu au moins une conséquence : que l’outil cesse de m’apparaître familier, habituel, évident. Que les oblitérateurs utilisent de l’encre, je l’avais toujours su mais je ne m’en étais jamais aperçu. Les consignes d’usage, la grammaire du ticket de bus, avaient littéralement volé en éclats. La machine, sortie de sa fonction de contrôle, laissait apparaître un champ nouveau. En appliquant cette technique à une surface de papier fin, j’envisageais de faire des dessins. Dessiner des maisons, des chemins, des oiseaux, une opération digne de Robinson. Seul sur son île, faible boite à outil, il reconstruit le monde de Crusoé avec les moyens du bord. L’oblitérateur, outil de fortune dont l’épaisseur de l’entrebaillement induit déjà le format du dessin. Dessiner des oiseaux, un chemin, mais par quels moyens ? Le pari de Robinson : refaire l’histoire de la perspective.
Mon premier dessin fut pour Bénédicte. Poinçonner est un travail laborieux, obstiné, et j’avais toujours rêvé d’offrir à quelqu’un, non pas un objet mais un type particulier d’activité. 1) : l’usure du papier. Plus le dessin est encré plus il ressemble à un parchemin. 2) : chaque oblitération porte la marque du temps, le temps qu’il m’a fallu pour t’offrir ce dessin.
Je travaille dans le bus, — ticket plein tarif
doigts en sueur, déchirure du papier
oblitérateur Camp 1977
1 tour = 55mn, 4 tours = 1dessin, 1dessin = 3h40mn
papier dentelle 15 sur 15, niveau d’encre à surveiller
bus MAN 21 Bre St Genès
ticket buvard, stock de tickets usagés —
ce qui fait que je n’ai jamais passé autant de temps de ma vie avec un chauffeur. S’ensuit une transformation du bus-moyen de transport en bus-atelier comparable à celle qu’opère un terroriste qui, à l’aide d’un simple haut les mains transforme un avion, en prison. Les voyageurs et moi, nous ne sommes pas dans le même espace, eux sont en déplacement, et moi je fais du sur place. Je me serais sûrement découragé si l’on ne m’avait pas encouragé. Certaines personnes se montrant ravies de voir que l’on peut faire un dessin avec ce qu’elles avaient tous les jours sous les yeux. Faire l’expérience de voir dans les habitudes, pas autour, ni derrière.
Un jour c’est le chauffeur qui en a eu marre. De son poste de commande il a bloqué l’oblitérateur m’obligeant ainsi à aller lui parler. “La machine elle sert pour les tickets, pas pour mettre des bouts de papiers”. Pour me sortir de ce pétrin, l’art s’est avéré être un bon alibi montrant ainsi que je remplissais bel et bien une fonction sociale. En travaillant dans le bus, je fais l’expérience d’un non-statut, sans fonction, puisque ni voyageur, ni artiste. Pas de performance en vue (terroriste), je reste clandestin.
Maintenant apparaissent les couleurs. La marque d’une fonction : orange pour l’oblitérateur, tickets bleus, jaunes ou verts pour les voyageurs, chauffeur gris, contrôleur gris (sauf ceux en civil), rouge et blanc sont les couleurs de la CGFTE1
. La place que j’occupe dans les transports en commun (l’espace vacant) reste incolore, et résiste à toute tentative de coloriage. Après deux tours complets en ma compagnie, c’est la question que s’est posée le chauffeur :
— Où allez-vous ?
— Je fais un dessin.
On n’évite pas la situation fâcheuse décrite par Georges Marchais aux journalistes avant les interviews : « Vous arrivez avec vos questions, et moi avec mes réponses ». Où allez-vous ? renvoie à toutes les fonctions : chauffeur, voyageur, contrôleur, oblitérateur. Tandis que je fais un dessin est un parfait exemple d’insolence. Insolent et insolite ne font qu’un. Questionné par le chauffeur, l’espace vacant apparaît dans la distance séparant Où allez-vous ? de Je fais un dessin. Plus tard, ce fut le tour d’une vieille dame qui d’un air condescendant, m’a tendu son ticket, elle m’avait pris pour un resquilleur.
Une autre rencontre. Ce fut avec deux lycéennes. Je faisais à ce moment là un dessin que j’appelais “Robinson”. Il s’agissait en fait d’un cercle. Grâce à une technique spécifique d’oblitération, composter uniquement le minutage. Passer d’une barre à un point et retrouver l’arrondi. Réinventer le cercle. L’une d’elles aperçut le cercle mais je lui dis que l’on pouvait aussi voir ça comme un poème, je pensais alors à la poésie concrète. Le minutage imprimé en rond sans début ni fin me faisait penser à la conception cyclique du temps qu’avaient les Grecs, dans l’antiquité. À la différence d’un dessin dans lequel les signes juxtaposés étaient envisagés comme une barre, ou un motif, les chiffres compostés sur le papier retrouvaient ici clairement leur fonction d’énoncé. En revenant dans le champ des énoncés, on passait du dessin à l’écriture.
Il existe deux types d’amende. Une amende à 170 francs pour absence totale de ticket et une amende à 110 francs pour ticket non composté ou hors d’usage. Il vaut donc toujours mieux se ballader avec un ticket même non valable dans la poche, ce qui occasionne une réduction de 60 francs pour chaque amende. Ce qui fait que pour le contrôleur, il n’y a pas d’énoncé hors du ticket bleu. Qui dit pas de ticket, dit pas d’énoncé. Effectivement, quand bien même j’opère une seule oblitération sur une feuille blanche, nous sommes en présence des mêmes signes mis côte à côte mais plus du même énoncé. Si le contrôleur me regarde d’un air hébété lorsque je lui présente ma feuille blanche compostée, c’est que l’énoncé a tout simplement perdu sa fonction d’instrument de contrôle. Il n’a pas de fonction autre que celle d’être un énoncé. Un poème ready-made. Prélevée de son contexte initial, l’inscription de l’oblitérateur se montre alors sous un nouveau jour.
1163 A160 12 55 — concevoir ceci en tant qu’un langage absolument primitif — devient poème, par défaut.
À l’arrière du bus j’ai finalement entamé la lecture de Robinson, 00 00 05 05 10 10 15 20 25 25…, etc. La jeune fille a ri et elle m’a dit qu’elle n’était pas spécialement touchée. Ce qui supposerait que rire devant un poème ne soit pas une forme d’émotion.
Simon Quéheillard